Raison, rationnel & Cie : mots piégés ! - Annexe 2

De Les Mots de l'agronomie
Date de mise en ligne
6 juillet 2021
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Cette annexe se rapporte à l'article Raison, rationnel & Cie : mots piégés !.

La jachère et ceux qui la pratiquent, vus par Yvart (1809)

Rappelons que la jachère était une suite de labours et façons superficielles qui, par temps chaud et sec – à la belle saison – faisaient germer puis détruisaient les mauvaises herbes, et enterraient le fumier si on en avait. Elle ne durait jamais plus d’un an.

Les gras sont de nous.

* * *

« JACHÈRE. Le mot jachère, d’après son étymologie présumable du mot latin jacere, se reposer, ainsi que d’après l’idée qu’on attache à son acception ordinaire, indique l’état de repos, ou plutôt de non-produit, auquel le cultivateur condamne quelquefois la terre à des époques périodiques plus ou moins rapprochées, et pendant un laps de temps plus ou moins long, contre le vœu bien évident de la nature.

Ainsi, lorsqu’on dit qu’un champ est en jachère, on cherche à désigner, par cette expression, le prétendu repos qu’on suppose si gratuitement nécessaire pour réparer ce qu'on appelle l’épuisement des forces de la terre, et l’on ne désigne réellement par là que l’état d’improduction résultant du non ensemencement auquel elle est soumise, pendant trop longtemps, sous différents prétextes. Le champ réduit à cet état reçoit fréquemment aussi la dénomination simple de JACHÈRE, et, dans ce cas, l’on dit une jachère pour désigner un champ soumis à la jachère, c’est-à-dire non ensemencé.

On substitue encore au mot jachère, en divers cantons de la France, ceux de Versaine, Guéret, Varet, Sombre, Novale, Verchère, Lande, Gacère, Friche, etc., auxquels on attache ou la même signification, ou au moins une idée équivalente, et quelquefois aussi celui de culture, qui désigne celle que la terre reçoit ordinairement en cet état. (…)

Prenons [la terre arable] telle qu’elle se présente à nous dès qu’elle sort de l’état de nature, c’est-à-dire immédiatement après avoir été couverte, de temps immémorial, de prairies naturelles, de forêts, ou de toute autre végétation naturelle et vigoureuse quelconque. Quelle que puisse être d’ailleurs la composition intrinsèque du sol, (…) on convient universellement qu’en cet état la terre est généralement douée d’une grande fécondité, et cependant elle a pu fournir, pendant des siècles, à d’abondantes productions sans interruption, et surtout sans aucun secours étranger. (…) Si nous voyons ensuite sa fécondité naturelle disparaître insensiblement, cette fâcheuse circonstance, dont nous ne sommes que trop souvent les témoins, ne peut donc être attribuée qu’à quelque cause accidentelle, entièrement étrangère à la terre proprement dite, qui ne doit être considérée ici que comme le réceptacle passif d’une partie des substances propres à alimenter les végétaux, et le cultivateur qui observe cet effet doit en chercher la véritable cause dans le traitement irréfléchi auquel il l’a soumise.

Suivons-la maintenant dans les divers procédés de culture auxquels elle peut être exposée, et nous y découvrirons cette cause d’altération de la précieuse fécondité que nous y avons d abord reconnue.

Dans cet état de virginité dans lequel nous avons pris la terre ; elle était abondamment pourvue d’humus ou terre végétale résultant du détritus annuel et successif des végétaux et des animaux qui la couvraient depuis longtemps, et, par une suite nécessaire, elle abondait en carbone, l’un des principaux aliments du règne végétal. Ce terreau, si utile à la reproduction dont il est la base essentielle, susceptible de dissolution, d’évaporation et d’infiltration, susceptible par conséquent d’entrer en grande partie dans l’organisation végétale, de s’altérer ou de disparaître par une cause et d’une manière quelconque, va bientôt, par l’effet inévitable des opérations aratoires répétées souvent à contre-temps et à contre-sens, et d’une végétation forcée, longtemps prolongée, dont tous les produits seront entièrement enlevés au sol, chaque année, diminuer progressivement de quantité et de qualité (…). Voyons maintenant quelle a pu être l’origine de la jachère proprement dite, qui laisse la terre, pendant une ou plusieurs années, sans ensemencement.

A une époque heureusement déjà loin de nous, la disproportion existante entre l’étendue des terres en culture et les divers moyens indispensables pour les exploiter d’une manière profitable, jointe au peu d’étendue des connaissances agricoles, (…) donnèrent probablement naissance à cet état de non valeur désigné communément sous le nom de jachère. Ne pouvant suffire à tous les besoins à la fois qu’exigeait une grande étendue de terre, le cultivateur dut nécessairement se trouver forcé de condamner alternativement à cet état d’improduction une portion plus ou moins restreinte de son exploitation rurale. (…) quelquefois cet état d’improduction, au lieu d’être borné à une seule année, devint un véritable état d’abandon prolongé et souvent indéterminé. Ainsi après avoir entièrement épuisé un canton, on abandonna à la nature le soin de réparer les torts d’une culture plus avide que raisonnée, et cette pratique, qui fut toujours celle des sauvages et de tous les peuples nomades, déshonore encore aujourd’hui les contrées qui sont le moins avancées vers l’instruction et la civilisation. (…)

L’observateur attentif, impartial (…) devait voir aussi que la terre qu’il fatiguait de labours, souvent inutiles et quelquefois nuisibles, se couvrait ordinairement, lorsqu’elle était abandonnée à elle-même, d'une abondante végétation spontanée, qui décidait la question de l’inutilité de la jachère en annonçant, d’une manière non équivoque, la faculté et le besoin de donner des productions analogues à son état et à sa nature. Mais indépendamment de l’effet inévitable que produit toujours sur l’esprit une opinion ancienne, transmise d’âge en âge et admise de confiance, jusqu’à ce qu’on s’avise de la soumettre au raisonnement, les causes que nous avons énoncées, jointes à l’ignorance des véritables principes d’assolement, durent retarder longtemps l'époque qui s’approche où la terre ne sera plus condamnée périodiquement à un état ruineux d’improduction. (…)

La puissance tyrannique et presque irrésistible de l’habitude fascina les yeux, et empêcha de voir qu’au lieu de repos c’était d'engrais, d’ameublissement, de nettoiement, et de variété dans les cultures, que la terre avait essentiellement besoin pour réparer ses pertes, ou plutôt pour les prévenir. (…) cette fausse dénomination de repos eut sur l’esprit du vulgaire un pouvoir magique (…)

Par ces moyens simples et beaucoup moins dispendieux que l’improductive et ruineuse jachère, l’industrieux cultivateur prévient infailliblement l’état fâcheux d’infécondité ou de malpropreté qui force à recourir à ce palliatif d’un mal qui va toujours croissant (…) bientôt nous devons espérer d'arriver successivement à l'abolition de la jachère absolue sur le territoire français, parce qu’un grand nombre de cultivateurs zélés et instruits, osant braver tous les obstacles que leur opposent la routine et les préjugés, donnent à leurs voisins d’utiles exemples qu'ils ne pourront manquer d’imiter. (…)

Enfin, [la jachère] est pérenne et d’une durée indéterminée, lorsqu’après une série prolongée de récoltes épuisantes, qui ont diminué chaque année de quantité et de qualité, et n’ont laissé aucun moyen de réparer les pertes par de nouveaux engrais, on l’abandonne entièrement à la nature, qui, en la couvrant de végétaux, répare, après un intervalle plus ou moins long, le mal qu’une culture barbare avait occasionné. (…) La jachère absolue bisannuelle annonce ordinairement trois cultures épuisantes et consécutives au moins, qui, après une autre jachère qui les avait précédées, laissent la terre dans un tel état de pauvreté, qu’elles forcent le cultivateur, plus avide qu’instruit sur ses propres intérêts, à perdre pendant deux années consécutives le revenu qu’il aurait pu en obtenir avec un arrangement plus conforme aux principes de la saine agriculture. La première année, entièrement consacrée à l’inculture, fournit ordinairement un chétif pâturage qui ne peut être comparé ni pour son produit ni pour ses effets à la plus faible prairie artificielle, et la seconde l’assujettit à des travaux pénibles et coûteux qui ne réparent qu’imparfaitement le mal opéré par les cultures précédentes, qui, en anticipant sans cesse sur les produits futurs, finissent par les réduire à très peu de chose.

Cette ruineuse et très défectueuse routine nous paraît régner plus impérieusement encore dans plusieurs parties de nos départements de l’ouest que dans les autres.

Enfin, la jachère absolue pérenne et indéterminée est ordinairement le triste résultat de l’ignorance, jointe à l’insatiable cupidité du colon sur les terres nouvellement défrichées, qu'il réduit pour ainsi dire a un véritable caput mortuum, par une série prolongée de cultures épuisantes avec lesquelles il finit par anéantir cette précieuse fécondité dont il avait d’abord trouvé le sol doué si heureusement, et qu’il aurait pu maintenir dans cet état prospère, s’il n’en avait abusé aussi inconsidérément.

Cette pratique, destructive de toute espèce de prospérité, qu’on retrouve encore dans les parties de la France les moins instruites en économie rurale, contraint le malheureux qui l’observe pour ainsi dire religieusement, à abandonner son champ à la nature, pendant un laps de temps plus ou moins long, pour le reprendre ensuite lorsqu'elle y a rétabli insensiblement l’humus qu’il en avait fait disparaître, et pour le soumettre itérativement à un traitement aussi propre à l’en dépouiller de nouveau, et à le réduire pour longtemps à l'état le plus déplorable, sans qu’il lui soit possible de l’en retirer par aucun des moyens artificiels ordinaires qui ne sont pas en son pouvoir. (…)

Ce qui prouve, d’une manière irrésistible, que la terre, réduite par l’incurie du cultivateur à ce fâcheux état, possède encore assez de substance alimentaire pour fournir à des produits abondants, c’est cette végétation de plantes croissant naturellement, spontanément et souvent très vigoureusement, qui démontre qu’elle a bien plus besoin d'être nettoyée que reposée. (…)

L’homme peut faire ici beaucoup plus promptement ce que la nature opère sous ses yeux lentement, en profitant des leçons utiles qu’elle lui donne. Quel est en effet le moyen qu’elle emploie pour rendre propre à la culture un terrain que l'insatiable avidité de l'homme, jointe à son ignorance, est parvenue à stériliser ? »

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Commentaire

Yvart a maintes fois republié ce texte (en 1821, 1822, 1838). C’était un excellent agronome – ses notes à l’édition 1804 d’Olivier de Serres le montrent. Mais, quand il combat la jachère, il n’hésite pas à être de mauvaise foi : bien qu’il sût parfaitement ce qu’elle était pour les cultivateurs, il amalgame jachère, friche et lande. Et, à l’opposé de sa prétention à la raison, cela ne le gêne pas de se contredire, comme quand il explique la jachère par le manque de moyens pour travailler la terre (« état d’abandon ») ou la paresse des cultivateurs, et qu’ailleurs il lui reproche la quantité de travail (labours) qu’elle exige !

Nous n’accorderions aucune importance à ce texte si, malgré ses outrances, il n’avait eu une influence considérable dans les milieux scientistes du XIXe siècle. Les deux grands dictionnaires, Larousse et Bescherelle, ont copié mot à mot ses affirmations – sans guillemets et sans en citer la source, les prenant donc totalement à leur compte.

Références citées :

  • Bescherelle L.N., 1856. Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française. Garnier, Paris, t. 2, 1691 p., texte intégral sur Gallica.
  • Larousse P., 1872. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. T. 9, Paris, 1283 p. texte intégral sur Gallica.
  • Yvart V.J.A., 1809. Article Jachère. In : Thouin et al., Nouveau cours complet d’Agriculture théorique et pratique ou Dictionnaire raisonné et universel d’agriculture. Paris, t. 7 : 333-358. texte intégral sur Gallica.
  • Yvart V.J.A., 1821. Considérations générales et particulières sur la jachère et sur les meilleurs moyens d’arriver graduellement à sa suppression avec de grands avantages. Mémoires... de la Société d’Agriculture de Paris, année 1821 : 160-395. Idem, 1822. Considérations générales et particulières sur la jachère et sur les meilleurs moyens d’arriver graduellement à sa suppression avec de grands avantages. Huzard, Paris, 250 p. texte intégral sur Gallica. Idem, article Jachère, in : Nouveau cours complet d’agriculture…, t. 8. Repris dans l’édition 1837-38 du même Dictionnaire…

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