Ados, billon, planche de labour : les mots - Annexe 2

De Les Mots de l'agronomie
Date de mise en ligne
27 janvier 2020
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Cette annexe se rapporte à l'article Ados, billon, planche de labour : les mots.

Les ados (camellones) précolombiens en Amérique tropicale

Du Mexique au nord de l’Argentine, l’Amérique tropicale est riche de restes d’ados (billons, champs surélevés…) précolombiens dont, pour la plupart, on n’a pas soupçonné l’existence avant la 2de moitié du XXe siècle.

Les seuls à avoir été cultivés jusqu’à nos jours, sont les chinampas, maintenant incluses dans la ville de Mexico où elles sont un lieu de promenade du dimanche. Mais leur surface restante est minuscule.

Fig. 1. Paysage de l’Altiplano en saison des pluies. Photo © P. Morlon.

Les restes sur l’Altiplano autour du lac Titicaca au Pérou et en Bolivie, à plus de 3800 m d’altitude, n’ont été décrits qu’à la fin des années 1960 (Parsons & Denevan, 1967 ; Smith et al., 1968), bien qu’ils soient très visibles dans le paysage (fig. 1). Ils couvraient alors 120 000 ha, mais beaucoup avaient déjà disparu, détruits ou recouverts d’alluvions par les crues des fleuves, ou rasés au bulldozer pour l’agriculture moderne ; en 1985, l’organisme officiel chargé de l’étude du milieu naturel au Pérou jugeait le « relief ondulé » du sol comme un facteur limitant pour l’agriculture et recommandait d'aplanir le terrain, sans y reconnaître des choses fabriquées par l’homme (ONERN-CORPUNO, 1985 : 55-61). Les premiers archéologues ayant étudié les ruines de la civilisation Tiahanaco (ou Tiwanaku), antérieure aux Incas, ne les ont pas mentionnés, alors que leurs successeurs actuels considèrent qu’ils en étaient la base alimentaire !

Fig. 2. Restes connus au début des années 1980 (Darch, ed., 1983, « Frontispiece : Location of drained fields in Central and South America »)
Fig. 3. Lieux avec camellones décrits en Amérique du sud (Gondard, 2006).

La carte (fig 2), publiée dans le 1er ouvrage collectif consacré à ces restes en Amérique (Darch, ed., 1983), n’indiquait que quelques lieux épars ; mais la télédétection et la déforestation accélérée de l’Amazonie en font découvrir de plus en plus ; la fig. 3 donne un état partiel au début des années 2000. D’une région à l’autre, les époques de construction s’étalent sur 3000 ans.


Le titre de l’ouvrage et la légende de la carte parlent de “champs drainés”, mettant l’accent sur le problème d’excès d’eau, suivant la vision européenne depuis l’Antiquité (Morlon, 2006 & 2019). Mais on a découvert en Amazonie bolivienne d’immenses ensembles où des canaux permettaient de circuler en bateau d’un village à l’autre, témoignant d’une société totalement adaptée à la vie aquatique. Et, concernant les restes de l’Altiplano péruano-bolivien, les archéologues, qui considèrent que les zones humides étaient les préférées (Erickson, 1987), ont sans doute raison contre les agronomes formés à l’occidentale, qui ne pensent toujours qu’excès d’eau.


Les ados de l’Altiplano autour du lac Titicaca

Si l’on n’interprète les ados que comme moyen de lutte contre l’excès d’eau, comment comprendre leur construction, à la main, sur sans doute des centaines de milliers d’hectares, dans une région où l’agriculture était par ailleurs largement pratiquée sur les pentes des montagnes aménagées en terrasses, et où le climat est marqué par une longue saison sèche ? Et comment étaient-ils exploités ? Quelle était la gestion de l’eau ?

Fig. 4. Gestion hypothétique (logique) de l’eau sur les ados de l’Altiplano péruano-bolivien.

Six mois de sécheresse avec gelées nocturnes, trois mois d’inondations : ainsi peut-on résumer le climat des plaines de l’Altiplano, en fonction duquel fluctue le niveau de leur nappe phréatique. Confrontons-y les conditions optimales pour les cultures annuelles (fig. 4).

Si l’on se fie aux rotations traditionnelles actuelles à ces altitudes (Orlove et al., 1992), la culture principale était la pomme de terre, suivie d’autres tubercules, puis de céréales (des Chénopodiacées, avant la conquête espagnole). Les premiers semis ou plantations germent après les toutes premières pluies, soit, les bonnes années, en octobre-novembre, époque où le rayonnement solaire et l’évaporation potentielle sont les plus élevés, alors même que la nappe phréatique est au plus bas : c’est quand il y a le plus besoin d’eau qu’il y en a le moins ! Presque partout, cela demandait des canaux d’amenée d’eau dont beaucoup, vu la topographie très plane, devaient être très longs, parfois des dizaines de kilomètres. En fin de saison des pluies, au contraire, il faut évacuer l’eau en excès, même si de courtes périodes d’immersion volontaire et contrôlée permettaient peut-être de réduire les populations de nématodes des pommes de terre. Cela demandait des canaux d’évacuation, eux aussi très longs. Et les deux types de canaux n’étaient évidemment pas au même niveau.


Ainsi, les systèmes d’ados ne devaient pas seulement servir à évacuer l’eau excédentaire, mais aussi – et peut-être principalement ! – à apporter de l’eau et à la retenir. Dans tous les types de systèmes d’ados, les infrastructures pour apporter et emmagasiner l’eau sont aussi importantes que celles pour évacuer l’eau en excès.

On peut ensuite se demander – mais je n’ai aucune information sûre à ce sujet – si on ne maintenait pas en permanence de l’eau dans les profondes dérayures entre les ados, ce qui aurait permis d’y cultiver des totoras (Schoenoplectus totora ou Scirpus totora, Cypéracée). Cette plante, souvent appelée en français « jonc » ou « roseau », a des usages très divers : alimentation du bétail en saison sèche, bateaux, matelas, cloisons et plafonds… Combinée au relief des ados, sa hauteur, supérieure à celle d’un homme, aurait fait d’une zone d’ados quelque chose d’inexpugnable pour des envahisseurs ; une des hypothèses pour expliquer l’abandon des ados (déjà consommé à l’arrivée des Espagnols) serait que les conquérant Incas auraient coupé en amont l’approvisionnement en eau (Bouysse-Cassagne, 1992). D’autres auteurs (Ortloff & Kolata, 1992; Kolata & Ortloff, 1996 ; Abbott et al., 1997, Binford et al., 1997) attribuent « l’effondrement de la civilisation Tiwanaku, qui dépendait de niveaux élevés du lac pour l’agriculture sur ados » à un changement climatique qui fit manquer d’eau pour gérer les systèmes d’ados, qui furent donc abandonnés, sauf ceux « situés dans les zones les plus basses ou près de l’embouchure des rivières (…) qui furent les derniers à sécher ».


Références citées

  • Abbott M.B, Binford MW., Brenner M., Kelts K.R., 1997. A 3500 yr 14C High-Resolution Record of Water-Level Changes in Lake Titicaca, Bolivia/Peru. Quat. Res., 47: 169-180.
  • Binford M., Kolata A., Brenner M., Janusek J., Seddon M., Abbott M., Curtis J., 1997. Climate variation and the rise and fall of an Andean civilization. Quat. Res., 47: 235-248.
  • Bouysse-Cassagne T., 1992. Le lac Titicaca : histoire perdue d’une mer intérieure. Bull. Inst. Fr. études andines, 21 (1) : 89-159.
  • Darch J.P. (ed), 1983. Drained Field Agriculture in Central and South America. Proc. 44 Intl. Congr. Americanists, Manchester, UK, 1982. B.A.R. Intl. Series N°189, Oxford, 263 p.
  • Erickson C.L., 1987. The dating of Raised-Field Agriculture in the Lake Titicaca Basin, Peru. In: Denevan W.M, Mathewson K., Knapp G. (eds), Pre-Hispanic Agricultural Fields in the Andean Region. B.A.R Intl. Series, N°359: 373-384.
  • Gondard P., 2006. Campos elevados en llanuras húmedas. Del modelado al paisaje. Camellones, waru warus o pijales. In F. Valdez, ed. : Agricultura ancestral, camellones y albarradas. Contexto social, usos y retos del pasado y del presente (Actas del coloquio « Sistemas agrícolas andinos basados en el drenaje y/o la elevación del nivel de la superficie cultivada », Quito, Ecuador, 2003). IFEA / CNRS / IRD / Université Paris 1 / INPC / BCE / Ediciones Abya Yala, Quito : 25-53.
  • Kolata A., Ortloff C., 1996. Agroecological perspectives on the decline of the Tiwanaku State. In: Kolata A. (ed), Tiwanaku and its Hinterland: Archaeology and Paleoecology of an Andean Civilization. Smithsonian Institution, Washington: 181-202.
  • Morlon P., 2006. Los camellones alrededor del Lago Titicaca: ¿ modificación radical de los peores terrenos o aprovechamiento de uno de los medios más favorables ? In F. Valdez, ed. : Agricultura ancestral, camellones y albarradas. Contexto social, usos y retos del pasado y del presente (Actas del coloquio « Sistemas agrícolas andinos basados en el drenaje y/o la elevación del nivel de la superficie cultivada », Quito, Ecuador, 2003). IFEA / CNRS / IRD / Université Paris 1 / INPC / BCE / Ediciones Abya Yala, Quito : 251-272.
  • Morlon P., 2019. Questions d’un agronome sur les ados ou champs bombés précolombiens du bassin du lac titicaca (Pérou et Bolivie). Actes, VIe coll. intl. du Groupe d’Histoire des Zones Humides, Zones humides et archéologie. Revue scientifique Bourgogne-Franche-Comté Nature, Hors-série 16-2019: 171-178.
  • ONERN-CORPUNO, 1965. Programa de inventario y evaluación de los recursos naturales del Departemento de Puno. ONERN, Lima, 5 vol, cartes et photos aériennes H.T.
  • Orlove B.S., Godoy R., Morlon P., 1992. Les assolements collectifs. In : P. Morlon (coord), Comprendre l’agriculture paysanne dans les Andes centrales (Pérou-Bolivie). INRA, Paris : 88-120.
  • Ortloff C., Kolata A., 1992. Climate and collapse : agro-ecological perspectives on the decline of the Tiwanaku State. J. Archaeol. Sci., 20: 195-221.
  • Parsons J.J., Denevan W.M., 1967. Pre-Columbian Ridged Fields. In: New World Archeology, Readings from Scientific American: 240-248.
  • Smith C. T., Denevan W.M., Hamilton P., 1968. Ancient Ridged Fields in the Region of Lake Titicaca. The Geographical Journal, 134: 353-367.


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