Raison, rationnel & Cie : mots piégés ! - Annexe 4

De Les Mots de l'agronomie
Date de mise en ligne
26 octobre 2022
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Cette annexe se rapporte à l'article Raison, rationnel & Cie : mots piégés !.

Comment les agriculteurs « conventionnels » raisonnent-ils la fertilisation azotée du blé ?

Comment se situer face au dialogue de sourds entre, d’un côté, la langue de bois du lobby de l’agriculture conventionnelle et, de l’autre, les « il n’y a qu’à – faut qu’on » de gens ignorant tout de l’activité agricole ? Le petit texte que voici tente d’expliquer aux seconds quels facteurs techniques, organisationnels et économiques chaque agriculteur doit prendre en compte… pour une seule des nombreuses décisions qu’il doit prendre.

Première approche : les normes agronomiques et la gestion de l’incertitude

D’où vient l’azote consommé par une culture ?

En agriculture, à l’échelle de temps de la campagne agricole, on considère habituellement deux sources d’azote : *- les engrais apportés, dont la quantité est calculée de façon à compléter la fourniture par le sol ; *- la fourniture par le sol, provenant surtout de la décomposition (minéralisation) d’une partie de la matière organique présente, y compris celle éventuellement apportée sous forme d’engrais organique, fumier par exemple. La quantité fournie par le sol n’est pas connue à l’avance par l’agriculteur, car elle dépend (entre autres) des conditions climatiques, température et humidité : cette première source d’incertitude dans le calcul des doses d’engrais conduit à une surfertilisation dite « d’assurance » qui consiste à apporter une quantité d’engrais minéral suffisante en cas de faibles fournitures du sol – et donc excessive dans le cas contraire.

Les apports atmosphériques de composés azotés peuvent être non négligeables « sous le vent » des grandes agglomérations (oxydes d’azote provenant de la circulation automobile) ou de certaines industries ; mais il est encore peu fréquent d’en tenir compte, pour la même raison : ils ne sont pas connus à l’avance.

Relation entre rendement attendu et azote absorbé par le blé

Depuis les années 1950 (« méthode Coïc », du nom de l’agronome qui l’a établie), la fertilisation azotée d’un champ de blé est calculée en fonction du rendement visé (espéré, attendu) sur ce champ, et du fait que le blé absorbe 3 kg d’azote pour produire chaque quintal de grain (au moment de la récolte, 1,9 kg se retrouvera dans le grain, et le reste dans les pailles et les racines). Ainsi, il faudra avoir au total 180 kg d’azote disponible dans le sol pour un rendement attendu de 60 quintaux, 240 kg pour un rendement attendu de 80 quintaux, etc.

La deuxième source d’incertitude dans le calcul de la dose d’engrais réside dans l’estimation du rendement attendu, qui dépend du climat durant la campagne (risques d’excès d’eau en hiver ou au contraire de sécheresse en été). Cette incertitude diffère d’une région à une autre et, localement, elle est plus faible là où les sols sont à la fois profonds (avec une importante capacité à stocker l’eau tombée en hiver) et bien drainés.

Pour l’agriculteur, décider une dose d’engrais c’est choisir entre deux risques

Chaque année, pour chaque champ, la décision de la dose totale d’engrais résulte donc de la mise en balance entre deux risques économiques : *- celui de ne pas mettre assez d’azote et donc de perdre de l’argent en obtenant un rendement moindre que celui qu’il aurait pu avoir en en mettant plus ; *- celui d’en mettre trop et de perdre l’argent que cet excès a coûté, y compris le risque de verse, qui entraîne une récolte difficile.

Cette décision dépend des prix relatifs de l’engrais azoté et du blé vendu : l’agriculteur a économiquement intérêt à mettre une dose élevée si l’azote est bon marché et le blé cher ; au contraire, il a intérêt à réduire la dose si l’azote est cher et le blé bon marché.

Historiquement, cela fait des décennies que l’azote est très bon marché – mais cela pourrait changer par suite, soit d’une décision politique de le taxer (pour des raisons environnementales), soit d’un renchérissement de l’énergie (la synthèse des composés azotés en consomme beaucoup). En Europe (CEE puis Union Européenne), des années 1960 aux années 1990, le prix du blé a été « soutenu » par la Politique Agricole Commune (PAC) à des niveaux élevés, supérieurs aux cours mondiaux ; depuis la réforme de la PAC de 1992, il s’est progressivement aligné sur le très fluctuant cours mondial.

Dans le détail, c’est encore plus compliqué...

Dans le temps, l’agriculteur ne doit pas seulement apporter une quantité totale d’azote, mais il doit l’apporter au fur et à mesure des besoins instantanés du blé, sachant que : *- pour être vendu comme panifiable, le blé doit avoir une teneur suffisante en protéines, et donc une nutrition azotée suffisante en fin de croissance ; *- tout apport trop à l’avance peut être « immobilisé » dans le sol (dans des composés organiques formés par les microbes du sol) ou, en période pluvieuse, emporté par l’eau vers la profondeur (les nappes souterraines...). Or ces besoins instantanés dépendent du climat du moment : une autre source d’incertitude entraînant des comportements d’assurance. Des méthodes de diagnostic et d’estimation des besoins ont été développées depuis une trentaine d’années, mais elles ont un coût en argent et en temps. *

Dans l’espace, le sol d’un champ est rarement homogène, ce qui fait que le rendement potentiel, et donc les besoins en azote, diffèrent d’un endroit à l’autre à l’intérieur d’un même champ. Or, classiquement (voir ci-dessous), l’agriculteur ne connaît que le rendement moyen de chaque champ, et il ne peut pas non plus moduler la dose d’azote. Il est donc conduit à choisir une dose d’azote homogène, avec le même dilemme exposé plus haut : le risque de ne pas en mettre assez à certains endroits, contre celui d’en mettre trop à d’autres...

« Classiquement », cela veut dire : à moins d’être en agriculture de précision - un ensemble de méthodes et de moyens qui permettent de cartographier en détail l’intérieur de chaque champ, de mesurer instantanément le rendement à chaque endroit lors de la moisson, et d’ajuster instantanément la dose lors de l’épandage d’engrais.

Remarque : En Europe, la France est le seul pays où les normes réglementaires de doses maximales d’azote à l’hectare sont uniformes, sans tenir compte du type de sol...

Deuxième approche : l’organisation du travail

Lorsqu’il organise son travail, l’agriculteur doit gérer autant les transports et le stockage que le développement des végétaux. Cela influe inévitablement sur la conduite du peuplement cultivé sur les champs et explique bien des écarts entre pratiques concrètes et recommandations techniques (Soulard, 1999 : 252-255 ; 2005). J’ai parlé ci-dessus, de façon abstraite, de doses d’azote à l’hectare qui sont des variables continues, pouvant prendre toutes valeurs. Mais ce que l’agriculteur manipule concrètement dans son travail, ce ne sont pas des doses, mais des quantités d’engrais qui, du fait du conditionnement et de l’utilisation des matériels de transport et d’épandage, sont des variables discrètes : des nombres entiers de camions ou plateaux livrés par le fournisseur, de bennes, de sacs de 50 ou 500 kg, de trémies de semoir à engrais ou de cuves de pulvérisateur (qui doivent être totalement vidées à chaque fois, puisque le même appareil sert pour des produits différents). Souvent – et de façon systématique dans le cas des parcellaires dispersés – les agriculteurs ajustent à ces nombres entiers les doses à l’hectare dans chaque champ ou groupe de champs pour éviter de faire des trajets pour de petites quantités. Cela les conduit à moduler les doses selon les champs : augmentation pour finir le semoir (la cuve) ou réduction pour finir le champ sans avoir à y revenir. En somme, dans la pratique, fertiliser c’est autant organiser le transport de l’engrais que calculer une dose en fonction des besoins des végétaux. A cela s’ajoutent les difficultés de réglage du semoir pour un engrais donné : épandre une dose déterminée par hectare demande un test ; une fois calé, l’agriculteur épand sur toutes les parcelles que son expérience indique comme redevables de la même dose.

Un second point pratique est la fréquente impossibilité de respecter les dates d’apport « idéales », qui a plusieurs causes. La première est la concurrence entre tâches : dans son calendrier de travail, l’agriculteur a souvent plusieurs choses à faire au même moment. Comme il ne peut pas tout faire en même temps, il en décale certaines : s’il a à avancer une date d’apport d’engrais, il y a de fortes chances qu’il soit conduit à en mettre plus à cause des risques évoqués en première partie. Une autre cause est l’impossibilité de rentrer avec un tracteur dans un champ dont le sol est trop humide (voir article Jours disponibles pour les travaux des champs) : en terres humides non drainées, les agriculteurs profitent de la portance offerte par les terrains gelés pour apporter un premier apport nettement supérieur aux besoins au cas où, ultérieurement, ils ne pourraient pas passer.

Conclusion

L'agriculteur est confronté à des exigences à la fois très fortes et contradictoires. Il réalise in fine un COMPROMIS entre beaucoup de contraintes et objectifs, y compris environnementaux. Il est indéniable qu’un certain nombre d’agriculteurs mettent « trop » d’engrais azoté, ce qui conduit à des pollutions des eaux souterraines et de surface. Mais il ne suffit pas de dire « il n’y a qu’à », « il faut les obliger à » pour résoudre le problème !!! Il faut d’abord se demander ce qu’on ferait si on était à leur place !

Il faut souligner ici que les schémas sur lesquels se basent les raisonnements « il n’y a qu’à - faut qu’on », passent directement de l’observation d’un problème à la définition d’une politique, en ignorant totalement les raisons rationnelles des pratiques des acteurs. L’agroécologie ne peut être qu’élaborée collectivement et progressivement, au travers de la pratique, dans le dialogue entre agriculteurs, techniciens, chercheurs et autres « porteurs d’enjeux ».

Références citées

  • Coïc Y., 1956. La nutrition et la fertilisation azotées du blé d’hiver. I. Les besoins en azote du blé d’hiver. Conséquences agronomiques. Ann. agr., 7 (1) : 115-132.
  • Soulard C.T., 1999. Les Agriculteurs et la pollution des eaux. Proposition d’une géographie des pratiques. Thèse Dr, Université Paris I - Panthéon Sorbonne.
  • Soulard C.T., 2005. Les agriculteurs et la pollution des eaux. Proposition d’une géographie des pratiques. Natures, Sciences, Sociétés, 13 : 154-164. [DOI: 10.1051/nss:2005022]


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