Blé

De Les Mots de l'agronomie
Avertissement
Cet article ne comporte pas de paragraphe « Définition », car il ne traite que de l’histoire de la définition ou acception du mot. Il devra être complété par d’autres sur le blé tendre ou froment, le blé dur, le « blé noir » ou sarrasin, et leur culture.

Auteur : Pierre Morlon

Le point de vue de...
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Autres langues
Anglais : corn ; wheat désigne le froment
Allemand : Weizen
Espagnol : trigo
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Article accepté le 19 avril 2010
Article mis en ligne le 9 septembre 2010


« BLED. Plante connue de tout le monde, & qui porte le grain destiné à faire du pain. Il y en a de plusieurs sortes : le Froment, le Seigle, le Bled méteil, le Bled de Turquie, l’Orge, l’Avoine, ces deux derniers s’appellent des Mars ; le bled noir, le bled sarrazin » (Alletz, 1760 : 121-122).

Des ble(d)s au blé

De nos jours, le mot blé, dont froment est un synonyme poétique ou commercial, désigne l’espèce dont on fait le pain (Triticum aestivum pour les intimes), ainsi que ses cousines : le blé dur dont on fait les pâtes et le couscous (Triticum durum), l’épeautre (Triticum spelta ou Triticum aestivum ssp. spelta), l’engrain ou petit épeautre (Triticum monococcum), l’amidonnier (Triticum dicoccum)... On appelle aussi blé noir le sarrasin dont les crêperies bretonnes font les galettes (Fagopyrum esculentum), ce qui est bien incohérent tant il est botaniquement éloigné : c’est une dicotylédone, alors que les Triticum sont des monocotylédones.

Cet usage actuel résulte d’une histoire longue et complexe (pour l’origine du mot, voir Quemada, 1983 ; Rey, dir., 1992, t. 1 : 231 et 2005, t. 1 : 954-955).

Au Moyen Âge et à la Renaissance, le mot bleds, le plus souvent au pluriel, et sous diverses orthographes (bleds, bledz, bleedz, blees, bleetz, bleez, blés, bletz, blez, bleiz, blye, blefs...), désigne les cultures annuelles et les terres labourées qui les portent - catégorie placée sur le même plan que les prés, les vignes, les vergers, les bois et les « eaux ».

Ainsi, en Angleterre à la fin du XIIIe siècle (quand les Normands y parlaient français), l’auteur anonyme de la Seneschaucie écrit « Le surveillant (...) doit à toute heure surveiller et faire le tour des bois, et garder les blés, et les prés, et toutes autres choses de son bailliage » (« Le hayward (...) deit tard e tempre espier, e environer, e garder lez boys, e lez blez, e lez prez, e tute les autre choses ke touchent sa baillie »). En ce sens, il utilise blés indifféremment avec terres (terres labourées). Trois siècles plus tard en Ardèche, Olivier de Serres donne une liste du même ordre : « C'est du fumier d'où procède cette grande fertilité recherchée par tous les mesnagers, faisant produire à la terre toute abondance de biens, car bleds, vins, foins, fruits des jardins & des arbres par le fumier viennent richement. » (1605 : 97) ; ailleurs (p. 72), il met en balance deux utilisations du sol, l’une qu’il nomme prairie, herbage ou foin, et l’autre, labourage ou bleds.

Ces blés (terres labourées) sont ainsi nommés parce qu'ils portent des blés (plantes cultivées) : « Il faut qu’un Fermier ait un Maître-Valet pour commander aux autres, & veiller à ce qu’ils s’acquittent tous bien de leur devoir (…). C’est à lui à les employer aux Champs, aux Bois, au Labourage ; à faire faire & recueillir les Moissons dans le temps ; faire faire les foins, & avoir soin des Prairies ; bien faire fumer les terres, qui se peuvent fumer avant que de les labourer ; leur donner après toutes les façons nécessaires ; bien faire semer les bleds ; & que chacun ne manque de rien suivant son espèce. » (Rosny, 1710 : 16-17).

Quelles espèces ? L’expression fréquente « tutz manere de blez » (Henley, ca. 1280), « toutes sortes de bleds » ou « de tout autre bled, même des légumes » (O. de Serres, 1605 : 63, 69, 79, 107…) les dit nombreuses !

Vers 1275, la Seneschaucie anonyme les détaille ainsi : « Et de là il peut savoir combien de froment, de seigle, d’orge, de pois et de fèves, et combien de dragée et d’avoine on doit par raison semer en chaque acre » (« E partaunt poet il saver cumbien de furment, de segle, de orge, de poys e de feves, e cumbyen de dragge e de aveynes lem deit par reison semer en checune acre »), et exige ailleurs que les blés soient bien et proprement sciés (récoltés avec une faucille dentée), battus et ventés (vannés). Donc des cultures dont on récolte les grains, ce que confirme Olivier de Serres : « Sur quoi est à noter, que ce mot Bled, (...) est pris généralement pour tous grains jusques aux légumes, bons à manger. Et celui de Froment, (...) être un peu plus particulier, comprenant néanmoins toutes sortes de grains à faire pain pour la nourriture des hommes, qui sont ceux qu'aujourd'hui nous appelons, Froments, Épeautres, Seigles, Orges, Millets & Avoines. » (1604 : 106).

De fait, pendant longtemps, les termes bled et grain ont été presque synonymes, comme en témoignent ces définitions :

« BLÉ, plante qui produit dans son épi une graine qui est la principale nourriture de l’homme. Il y a plusieurs sortes de grains compris sous ce nom ; car on dit le Blé froment ; le Blé méteil, petit Blé, Blé maigre, qui est le seigle ou celui où il n’y a guère de froment ou dont le grain est mal nourri. On dit petits Blés, les autres grains qu’on sème au mois de Mars, comme l’Orge, l’Avoine, les Pois, les Vesces, ce qu’on appelle aussi en général les Mars, & en quelques endroits les trémois. On dit Blé de Turquie, Blé noir, Blé sarrasin. Il faut voir à la Lettre de chaque Blé comment il se cultive & se multiplie. » (Dictionnaire pratique, Liger, 1715, t.1 : 88).
« GRAIN, terme d’Agriculture, qui se dit principalement des fruits ou semences qui viennent dans des épis & qui servent à nourrir les hommes & les bêtes. Sous ce mot de grain, on entend le Froment, le Seigle, le Maïs, le Sarrasin, le Panil, l’Orge, le Millet, l’Avoine, le Lin, & le Chènevis. » (Dictionnaire pratique, Liger, 1715, t.1 : 421).

Presque synonymes, mais pas tout à fait, car ni les oléagineux (lin, chènevis), ni les graines utilisées seulement en alimentation animale (vesce) n’étaient des blés. Blé désignait ainsi toute plante cultivée donnant des graines pouvant être réduites en farine utilisable en alimentation humaine.

« ...car de ce mot Far, est venue la farine, comme voulant dire, celle-ci être la seule espèce de Bled produisant chose tant précieuse & nécessaire : bien qu'elle se tire de tout autre bled, même des légumes ; tous grains indifféremment faisant farine. » (O. de Serres, 1605 : 107).
« FROMENT, bled, le meilleur & le plus gros de tous les grains, qui fait la farine la plus blanche. » (Dictionnaire pratique, Liger, 1715, t.1 : 382).

Donc non seulement ce que nous appelons maintenant blé (genre Triticum) et qui s’appelait froment, mais des plantes appartenant à des familles botaniques diverses : graminées ou Poacées (froment, orge, seigle, avoine...), polygonacées (sarrasin appelé blé noir ou de Barbarie), légumineuses ou fabacées (pois, fèves, lentilles). Lorsqu’il a été introduit en France vers 1600, le maïs a été nommé « blé de Turquie », appellation d’origine non contrôlée qui a aussi désigné d’autres espèces (gros millet). C’est ainsi que, Boisguilbert ayant évalué vers 1700 la production de blé en France à près de deux millions de muids par an, son éditeur en 1843 met en note : « A ce compte, la production actuelle du blé en France ne dépasserait guère celle du commencement du dix-huitième siècle, il est probable que l'auteur a compris, dans cette évaluation, le seigle et les autres grains propres à la nourriture de l'homme. » ([1707] 1843 : 374).

Leur saison de semis distinguait ces différents bleds : « Les terres qu'on ensemence de bleds hivernaux, seront fumées dès l’Automne ; & dès l’Hiver celles où l'on désire mettre des bleds printaniers » (O. de Serres ; 1605 : 98, cf. p. 74, 79). « Les terres s’ensemencent de plusieurs sortes de grains ; savoir, de froment, seigle, ou méteil, qui sont les semences d’Automne, & pour les Mars ou petits bleds, il y a l’avoine, l’orge, les pois les lentilles, le bled de Turquie, le bled sarrasin autrement dit bled noir, & le froment de Mars. (…) on appelle gros grains les bleds qui servent à la nourriture de l’homme, & qui se sèment en Automne, comme le seigle, le méteil & le froment, & les menus grains, ceux qui servent à nourrir les animaux, comme l’orge, l’avoine, les pois, la vesce, qui se sèment en Mars.» (Liger, 1715 : 287 & 421). Aux termes blé hivernal et blé printanier, on préférait souvent des synonymes : gros bled ou gros grain pour ceux d’hiver ; et petit bled, menus grains, mars, carêmes ou trémois (semés en mars, temps de carême, et récoltés trois mois plus tard) pour ceux semés au printemps, l’année suivante. En effet, la saison de semis correspondait à la place dans la rotation, dans les assolements triennaux : « C’est ainsi que les terres, qui la première année ont rapporté du gros bled, c’est-à-dire du froment, du méteil ou du seigle, se sèment en petits bleds la deuxième année, parce qu’elles ne sont pas capables de produire de nouveau des premiers, mais elles ont encore de quoi produire de moindres grains. » (Liger & B, 1732, t.1 : 515).

Mais bled avait commencé à se réduire et se préciser, plus ou moins selon les régions – déjà en 1604, O. de Serres avait nuancé sa liste des bleds : « En plusieurs endroits de ce Royaume, par le Bled est entendu le pur Froment, comme anciennement par le mot de Semence, l’Épeautre. ». En 1710, Rosny le restreint aux bleds d’hiver :

« Lorsque l’on a une quantité de terres considérable, pour les cultiver bien à propos & les rendre fécondes & fertiles, (…) il faut les diviser en trois parties égales ou à fort peu prés, que l’on appelle ordinairement mettre les terres en soles. L’une se sème en bled, l’autre en avoine ; & la troisième partie demeure sans semer, que l’on appelle jachère, qui est toujours la première façon ou le premier labour (…). Sur ces terres en jachères, après avoir eu trois à quatre façons, se sèment les bleds ; & les avoines sur les terres où l’on a recueilli du bled l’Août précédent, qui demeurent en jachère après la récolte faite, pour y semer du bled l’année ensuite ; & ainsi se font consécutivement ces labours & façons par soles, d’année en année. » (Rosny, 1710, 24-25 - on retrouve un texte très semblable dans Liger et B., 1732, t.1 : 593).

Croyant être plus rationnels ou plus précis, les lettrés y ont introduit de la confusion :

« L’usage a établi une première distinction entre les blés, c’est celle qui se rapporte au temps où ils sont semés. On appelle blés d’hiver le froment, le seigle, le méteil, l’épeautre, qui se sèment avant cette saison, dont ils supportent les intempéries lorsqu’elles ne dépassent pas leur degré ordinaire ; et blés de mars ou printaniers l’orge, l’avoine, qui se sèment en mars, et même le froment que l’on sème dans ce mois. On désigne aussi communément les blés d’hiver par la désignation de gros blés, et ceux de mars par celle de petits blés ou de menus grains ; toutefois cette distinction n’est pas d’une précision rigoureuse, car il y a non-seulement, comme on vient de le voir, des froments, mais aussi des seigles qui se sèment au printemps et des orges et des avoines qui se sèment avant l’hiver. Quelques agronomes trouvent plus exact d’appliquer d’une manière absolue la dénomination de gros blés au froment, au seigle, au méteil et aux épeautres, en quelque saison que ces divers grains soient mis en terre, et celle de petits blés à l’avoine, au millet, au panis, au sarrasin et à tous les autres menus grains. » (Gautier, 1833).

À cette époque, blé et froment sont synonymes pour Moll (1838) et Boussingault (1844), qui appelle blé trémois celui « d’été » et précise « le blé (triticum aestivum) » (p.663). En 1849, Gasparin évite l’ambiguïté en écrivant « le blé-froment », mais décrit l’ancien assolement triennal comme « une jachère tous les trois ans, suivie d'un blé, puis d'une récolte d'avoine ou d'orge » (p. 9), sans rappeler que le « blé » pouvait y être un seigle – ambiguïté qu’on retrouve dans tout son chapitre historique, et nombre de textes contemporains.

Blé s’est ainsi progressivement restreint ou précisé jusqu’à ne plus désigner que les espèces du genre Triticum et, accessoirement, le « blé noir » ou sarrasin. Et on emploie céréale pour le remplacer dans son acception ancienne large, excluant cependant les légumineuses.

Un dernier point. Pendant des siècles en France, l’approvisionnement en pain, aliment de base de la population, n’était pas assuré tous les ans. Fréquentes étaient les disettes, et encore plus fréquente la faim des classes pauvres. Les trois révolutions de 1789, 1830 et 1848 ont suivi des années de mauvaises récoltes et, tout le long du XIXe siècle, la « question des subsistances » a inquiété les gouvernements (la dernière disette hors temps de guerre datant de 1853-54). Posséder des champs de blé, ou du blé dans ses greniers, était alors un aspect essentiel de la richesse. D’où des utilisations proverbiales de blé telles que « manger son blé en herbe » (dépenser un bien productif avant qu’il n’ait rapporté, dépenser par avance un revenu attendu) ou « bon champ semé, bon blé rapporte » (sa bonne éducation est profitable), et le sens figuré de argent (« avoir du blé en poche » (Quemada, 1983 ; Rey, 1992, t. 1 : 231 ; 2005, t. 1 : 954-955).

Autres langues

  • Latin : triticum est le froment (blé tendre, Triticum aestivum), alors que frumentum s’applique à l’ensemble des céréales (blé, seigle, orge...), d’où, dans les traductions de textes de l’Antiquité, de nombreuses erreurs qui faussent l’image de l’agriculture. En latin médiéval, par contre, bladum recouvre l’ensemble des grains (plus ou moins) panifiables, frumentum désignant la meilleure espèce parmi eux...
  • Anglais : Historiquement, corn correspond à blé (ensemble d’espèces), wheat désignant le froment (Triticum). Actuellement, corn désigne la céréale principale dans une région : froment en Angleterre, maïs aux USA.

Pour les autres langues européennes, voir : Triticum aestivum subsp. aestivum sur le site Plantnet Project.

Références citées

  • Alletz P.A. 1760. L’agronome, ou dictionnaire portatif du cultivateur... Paris, t. 1, 666 p. ; t. 2, 664 p. Texte intégral sur le site du PôLib.
  • Anonyme, ca. 1275. Seneschaucie. Voir Lamond, 1890 et Oschinsky, 1971.
  • Boisguilbert P. de, 1707. Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains, in : Testament politique de Monsieur de Vauban, Maréchal de France, t. 1, p. 231-386. Texte intégral sur Gallica. Édition de 1843, in : E. Daire, ed., Collection des principaux économistes. T. 1 : Économistes financiers du 18e siècle, p. 352-402. Texte intégral sur Gallica.
  • Boussingault J.B., 1843-44. Économie rurale considérée dans ses rapports avec la chimie, la physique et la météorologie. Béchet jeune, Paris, t. 1, 1843, 648 p ; t. 2, 1844, 742 p. Textes intégraux sur Gallica, le tome 1 et le tome 2.
  • Chancrin E., Dumont R. (dir.), 1921. Larousse agricole. Encyclopédie illustrée. Paris, t. 1, 852 p.
  • de Henley G. (Walter of Henley), ca. 1280. Le dit de hosebondrie. Voir Lamond, 1890 et Oschinsky, 1971.
  • De Serres O., 1605. Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs. 3è édition revue et augmentée par l’Auteur. Réimpression fac-simil, Slatkine, Genève, 1991, 1023 + 22p.
  • Gasparin A. de, 1849. Cours complet d’Agriculture. t. V. La Maison rustique, Paris, 638 p.
  • Gautier M., 1833. Cérès française ou tableau raisonné de la culture et du commerce des céréales en France. Huzard, Paris.
  • Lamond E., 1890. Walter of Henley's Husbandry, together with an anonymous husbandry, Seneschaucie and Robert Grosseteste's Rules. Longman, Green & Co, London. Texte intégral sur archive.org.
  • Larousse Agricole, 1921 et 1922. Voir Chancrin et Dumont.
  • Liger L., 1715. Dictionnaire pratique du bon ménager de campagne et de ville. Ribou, Paris, 2t., 449 & 407 p.
  • Liger L. et B., 1732. La Nouvelle Maison rustique, ou Économie générale de tous les biens de campagne... 4è éd., Paris, t. I.
  • Moll L., 1838. Almanach du cultivateur. Travaux du mois de septembre. Journal d’agriculture pratique, de jardinage et d’économie domestique, N°2, août 1838 : 67-80.
  • Oschinsky D., 1971. Walter of Henley and Other Treatises on Estate Management and Accounting. Clarendon Press, Oxford, xxiv + 504p.
  • Quemada B. (dir), 1983. Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXè et du XXè siècle (1789-1960). CNRS, Paris, t. 10, 1381 p. Texte intégral sur le site de l'ATILF.
  • Rey A. (dir), 1992. Dictionnaire historique de la langue française. Le Robert, Paris, 2 vol.
  • Rey A. (dir), 2005. Dictionnaire culturel en langue française. Le Robert, Paris, 4 t.
  • Rosny (de), 1710. Le parfait Œconome, contenant ce qu’il est utile & necessaire de sçavoir à tous ceux qui ont des Biens à la Campagne. Paris, 137 p.

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